La version courte de cette nouvelle a été proposée lors du concours monBestSeller d’avril. Je n’ai pas remporté de prix, mais je souhaite vous proposer la version complète en lecture libre :
LOVE DOLL
Louis n’a plus que vingt minutes, vingt minutes pour trouver cette satanée adresse, vingt minutes pour mettre en place la livraison.
Passé ce délai, chaque seconde de retard sera facturée à l’entreprise. Entreprise qui compensera ces pertes en ponctionnant directement la somme correspondante sur le salaire du livreur incompétent. Enfin, si on peut appeler « salaire » les maigres émoluments qui lui sont versés mensuellement. Mensuellement ? Disons plutôt de manière sporadique, au gré de l’humeur de l’employeur.
L’infortuné salarié lit et relit l’adresse saisie grossièrement sur un vieux morceau de carton.
Pas de bol, c’est pile aujourd’hui qu’a choisi tout le système informatique pour se crasher en beauté. Bien entendu il a soigneusement préparé son coup : un plantage en règle à 05h00 du matin, histoire de bien commencer la journée.
Saleté de système d’exploitation ! Les informaticiens ont, à son sujet, une sentence proverbiale toute trouvée pour désigner ses performances : « Le jour où Macrosoft inventera un truc qui ne plante pas, ce sera un clou ! »
Louis en a été quitte pour saisir l’adresse de livraison à la main, demandant plus d’une fois à l’opératrice de la lui répéter.
Pas évident d’écrire la tête penchée sur le côté, un smartphone – parmi les plus petits de sa génération – coincé entre l’oreille et l’épaule.
35S allée des Lilas
Bon, il se trouve juste en face du porche marqué 33S, le 35 devrait donc se trouver, en toute logique, à quelques encablures, un peu plus bas, parfait.
Une goutte d’eau lui tombe sur la paupière, le faisant cligner des yeux. Elle est suivie d’une dizaine de ses congénères puis, tout va crescendo, une centaine de gouttes se mettent à assaillir le pauvre Louis.
Voilà que la pluie s’en mêle à présent ! Cette fichue ondée va tremper le carton d’emballage ! Notre livreur fulmine !
Il saisit le diable généreusement mis à disposition de l’entreprise (ce qui n’est pas toujours le cas), charge le colis et fonce ventre à terre vers le numéro 35 !
Il faut savoir qu’une loi quasi mystique nous rappelle qu’un malheur n’arrive jamais seul. Suivant le principe des vases communicants, un ennui en attire un autre qui en attire un autre. Cette loi, universelle, fait que les semelles usées de notre pauvre Louis n’offrent aucune adhérence au goudron déjà bien humide du trottoir.
Notre livreur se souviendra encore longtemps de cette chute interminable, du choc, de la fraicheur de l’eau pénétrant sa salopette et du juron sonore qu’il poussa, faisant s’envoler les quelques pigeons calfeutrés dans l’encadrement des fenêtres. Passons sur la douleur irradiant fesses et coccyx…
Quelques instants plus tard, nous retrouvons Louis face à la porte du client. Il maugrée.
La fameuse loi a encore fait des siennes : l’ascenseur était en panne. L’appartement où doit s’effectuer la mise en place est au septième étage et la cage d’escalier est particulièrement exigüe. Certes, le colis n’est pas lourd, mais alors, terriblement encombrant.
Le livreur en veut à la terre entière et se persuade que c’est certainement à cause d’un locataire obèse si l’ascenseur est hors service.
Trempé, éreinté, irrité, blessé (y compris dans son orgueil) notre ami est, Dieu merci, dans les temps. Le colis est en bon état, il gage que son contenu également.
Il frissonne, il a froid. Seul son postérieur est brûlant, pour les raisons que nous connaissons.
Plongeant la main dans la poche de sa salopette, il y extirpe un trousseau de clés.
Il vérifie le numéro inscrit sur la porte, c’est le bon. Plus qu’à insérer la clé dans la serrure. Las, encore un pépin ! La clé n’est pas la bonne.
Louis soupire.
Il commence sincèrement à penser que la Terre entière lui en veut, qu’un quelconque marabout lui a jeté un sort ou qu’il a offensé une idole païenne. C’est alors qu’il constate que la porte n’est en fait pas verrouillée.
Pivotant légèrement sur ses gonds, elle s’ouvre, comme une invitation à pénétrer les lieux.
« Il y a quelqu’un ? » demande le livreur.
Pas de réponse. Nul n’est censé se trouver dans l’appartement de toute façon.
Mais, si la porte n’a pas été verrouillée, c’est forcément que les propriétaires des lieux sont présents ou…que des intrus ont investi la place.
Louis prend peur.
« Je vous préviens ! Qui que vous soyez, manifestez-vous ou j’appelle la police ! » hurle-t-il
Pas de réponse, pas la moindre manifestation d’une présence.
L’employé pose prudemment un pied à l’intérieur de l’appartement – comme s’il allait marcher sur un tapis d’œuf-, il insiste :
« Il y’a quelqu’un ? »
Aucune réponse.
Notre ami finit par conclure que l’appartement est vraiment vide et que les propriétaires ont dû juste oublier de verrouiller leur porte d’entrée. Peu lui importe, il doit livrer la marchandise comme stipulé dans le contrat signé en bonne et due forme par le client.
Il entre en tirant derrière lui le diable sur lequel se trouve, en quelque sorte, la source de tous ses maux.
Il est trempé jusqu’aux os, c’est désagréable. Normalement, il a 15 minutes, pas une de plus, pour tout mettre en place. Mais il sait qu’il lui faudra plus de temps.
En effet, le contrat précise que l’appartement doit être laissé propre et en bon état.
C’est raté, le parquet a gardé des traces de son passage, il est boueux ! Il est bon pour tout nettoyer avant l’arrivée du client !
Il jette un œil à sa montre, 16h23. Le client est censé arriver à 17h00, mais, lui, doit être parti bien avant.
Il réfléchit. Il a noté la présence d’un sèche-serviettes dans la salle de bain et a repéré seau et serpillière dans le cagibi. Parfait !
Il quitte salopette, t-shirt et chaussettes qu’il place sur le radiateur en en augmentant la température. Maintenant, au boulot ! Il se meut en véritable fée du logis, souriant en imaginant qu’il se fasse surprendre en train de récurer les sols, en caleçon, sifflotant gaiement « Toreador » de l’opéra Carmen.
Bon, il n’y a plus qu’à laisser sécher. Direction la chambre à coucher. Il ouvre le colis…
Régis est pressé de retrouver sa petite amie. Il a bien cru que le chef de chantier ne le libérerait jamais ! Il jette un œil au siège passager, le bouquet de roses rouges qui y est déposé est magnifique. Cette fois, il n’a pas commis l’erreur d’en prendre une quantité paire. La dernière fois, le fleuriste l’avait prévenu, mais, pingre par nature, Régis avait sélectionné deux roses parmi les moins belles. Ce qui avait attiré, plus tard, le courroux de sa dulcinée.
Il pile ! Il n’avait pas vu le feu rouge ! Il s’en est fallu de peu !
« Du calme mon petit ! » pense-t-il, ce serait trop bête de faire un carton maintenant. Il observe le feu tricolore en souriant bêtement. Il est en avance, juste ce qu’il faut pour la mise en scène, c’est parfait. De nature tête en l’air, il a dressé la liste de tout ce qu’il doit faire pour passer la plus merveilleuse des soirées avec celle qu’il aime.
Le tout est soigneusement consigné dans un calepin qu’il a…zut…qu’il a mis où d’ailleurs ?
Coup de klaxon.
Tout à ses réflexions, notre amoureux ne s’est pas rendu compte que le feu était passé au vert. Il sursaute puis passe maladroitement sa vitesse, faisant craquer l’embrayage.
Un rapide signe de la main à l’automobiliste de derrière et c’est parti.
Louis déballe le colis.
Il observe son contenu, incrédule. Il n’aurait jamais pensé que l’on puisse arriver à un tel degré de perfection. Les cheveux, les yeux, la texture de la peau et…le reste, tout frise la perfection.
Bon, il n’est pas payé pour juger, mais il ne peut s’empêcher de penser qu’il y a des gens qui ont quand même de drôles de passe-temps. Il fait très bon dans la pièce, presque trop chaud mais c’est tant mieux. Il est en sous-vêtement et les rideaux sont tirés, c’est une bonne chose, il ne faudrait pas que la voisine d’en face fasse une syncope, car elle aura vu un beau brun exhibant fièrement ses pectoraux.
Louis pouffe de rire, la modestie a toujours été sa principale qualité.
Mais son sourire se fige quand il se rend compte que le propriétaire pourrait tout aussi bien débarquer à l’improviste et le prendre pour un cambrioleur. Dans le meilleur des cas, il en serait quitte pour une explication musclée, dans le pire, un aller simple pour l’au-delà. De nos jours, de plus en plus d’hommes sont armés et, très souvent, tire avant de poser des questions…
« Bon, hâtons-nous mon vieux Louis ! » se dit-il
Il rabat la couette du lit, puis le drap.
Il libère la marchandise de son emballage. Elle sent bon, le rouge lui monte aussitôt aux joues. Franchement, tout a vraiment été pensé dans le moindre détail.
Ce n’est pas la première fois que Louis doit livrer une telle marchandise, mais, avec le temps, les conceptions sont devenues de plus en plus abouties. Il n’a jamais été fan de ce genre de gadget, mais il sait que les premiers modèles étaient de grossières caricatures. Presque un assemblage de vulgaires ballons de baudruche peints à la main ! Raison de plus pour se dire que les hommes qui se livraient à certains plaisirs inavoués avec ces choses en latex devaient avoir un sacré brin !
Un gong fait sursauter notre livreur ! C’est l’horloge ancienne du salon qui lui indique que finalement il ne lui reste que très peu de temps avant de poser la marchandise puis prendre la poudre d’escampette !
Il saisit précautionneusement « l’œuvre » à 15000 euros (mazette), elle n’est pas lourde. C’est d’ailleurs assez troublant, c’est comme s’il déposait sur le lit un corps vidé de tous ses organes et dont il ne subsisterait que l’épiderme. Pouah ! Notre ami a l’imagination fertile et est sujet à la visualisation. Il a un haut-le-cœur.
Bon, tout est en place, il n’y a plus qu’à retourner dans la salle de bain récupérer ses vêtements secs.
Flûte, le portable qui sonne à présent…
Remontons le temps, environ quinze minutes avant que notre infortuné livreur pénètre dans l’appartement.
Un petit bolide, un homme souriant au volant.
Régis est heureux. Normalement ça devrait le faire.
Il y a trois mois de cela, sa chérie, Lucie, le surprenait au lit avec une autre.
Bon, OK, il avait fait fort : cette autre n’était ni plus ni moins que Maëlle, la sœur jumelle de sa dulcinée.
Bon, OK, il avait fait très fort : il avait prétendu s’être trompé, tellement la ressemblance entre les deux soeurs était forte
Bon, OK, il avait fait très très fort : Lucie et Maëlle sont de fausses jumelles, l’une châtain, l’autre brune, 5 kg et 8 cm d’écart entre les deux.
Régis frissonne en se remémorant la gifle monumentale qui lui avait fait faire un demi-tour sur lui-même. Lucie n’avait pas été dupe ! (Ben ça alors, qui l’eut cru !?).
Régis grimace en voyant poindre un second souvenir, la gifle que Maëlle lui donna quand elle comprit qu’il lui avait menti, qu’il était toujours avec sa sœur.
Cette seconde gifle eut tout de même pour seul effet bénéfique de le refaire pivoter sur lui-même et revenir à sa position de départ, c’est-à-dire face à Lucie.
Il eut alors tout le loisir de la voir partir en claquant la porte.
Nous l’aurons compris, il y a un trimestre de cela, notre cher amoureux en détresse a bien morflé. D’aucuns diront, à juste titre, que c’était mérité, tant il est vrai que l’on ne joue pas avec les sentiments, surtout avec ceux des demoiselles.
Mais bon, depuis de l’eau à couler sous les ponts et Régis a décidé de reconquérir sa belle !
Cela fait trois mois qu’il insiste, tournant, en moyenne, à 248 SMS par jour (la dernière facture de son opérateur, ESSAI-Fer, le lui rappela en lettres capitales : le pingre n’avait pas souscrit au forfait SMS illimité).
Trois mois à lui envoyer des lettres d’amour parfumées (mais à l’odeur rance, la fragrance se mêlant très mal à l’odeur du papier).
Trois mois à lui laisser des fleurs sur le pas de sa porte (il en profitera pour apprendre, au passage, le langage des fleurs ; non franchement, les chrysanthèmes ce n’était pas une bonne idée.)
Il pile. Il n’a vu le feu rouge qu’au tout dernier moment, c’est la deuxième fois ! Le piéton qui a failli embrasser son pare-brise en est quitte pour lui adresser un geste obscène, auquel Régis répond ostensiblement, vitre baissée, bras tendue à l’extérieur.
De toute façon, aujourd’hui Régis se sent l’âme d’un winner ! Rien ni personne ne pourra lui gâcher les retrouvailles avec sa belle et surement pas cet « abruti de mes deux qui n’attend pas que les voitures soient arrêtées avant de traverser » pour reprendre ses termes.
Coup de klaxon. Encore une fois, c’est le feu passé au vert que Régis n’avait pas vu. Il fait des grands gestes au type de derrière avant de passer la première vitesse.
Un sourire se dessine sur son visage. Lucie a fini par accepter son invitation ! Chouette ! Chouette ! Chouette !
Mais c’est à cet instant que l’enthousiasme de notre jeune ami est douché par l’un des pires ennemis du winner : le doute.
Et si elle ne venait pas ? Après tout, elle n’a franchement aucune raison de venir, il s’est comporté comme le dernier des goujats. Et encore « goujat » n’est pas le terme approprié, non, on ne peut même pas dire que ce soit un euphémisme.
Régis se laisse peu à peu envahir par ce fichu doute. Le tableau qu’il s’était peint, à base de petits anges nus, de cœurs et de fleurs des prés prend une teinte plus sombre.
Le doute, lui, a fait son office et passe le relais au sentiment qui le suit, en général, dans la longue file des émotions de l’amoureux transi : la jalousie. Et si elle avait finalement trouvé quelqu’un ?
Les doigts de Régis se crispent sur le volant et il manque renverser une mamie de 88 ans, encore suffisamment alerte, cependant, pour lui adresser le plus marqué des bras d’honneur.
Notre chauffard serre les dents et, par courtoisie, répond à l’effrontée par un sourire. Enfin, disons plutôt que, dents serrés, ils actionnent ses muscles zygomatiques, le rendu est assez bizarre. La mamie se dira encore, des heures après, que le jeune fou du volant devait souffrir d’aigreurs d’estomac.
Régis secoue la tête. « Ressaisis-toi, mon vieux ! » se dit-il. « L’appartement est au bout de la rue, tâche de ne tuer personne jusque-là ! »
Il inspire un grand coup, plisse les yeux (c’est sa manière à lui de se concentrer) puis passe la première. Il est à noter qu’il n’a pas encore réellement eu à faire avec la fameuse loi mentionnée un peu plus haut, mais, cela ne saurait tarder, à n’en pas douter.
Notre amoureux se gare tant bien que mal, éprouvant les pires difficultés à réaliser son créneau, ce n’est pourtant pas la place qui manque. S’il était superstitieux, notre ami pourrait croire que le ciel est contre lui. Il jette un œil à sa montre, c’est bon, il est dans les temps. Il saisit le bouquet de roses rouges, ouvre sa portière puis quitte son véhicule prestement. C’est à cet instant qu’il se souvient que, ce matin encore, il hésitait entre des chaussures en daim ou en cuir. Pourquoi ce souvenir soudain ? Tout simplement, car la pluie a redoublé d’intensité et que c’est avec un calme olympien qu’il constate qu’il a les deux pieds noyés dans une immense flaque d’eau.
Il jure. Sur le trottoir, le petit garçon vêtu d’un imperméable jaune citron demande à sa mère la signification du mot « enc(…) ». La maman jette un regard noir à Régis, qui rougit tout en baissant les yeux.
Il court vers le porche, pénètre le hall et appelle l’ascenseur. Il lit l’inscription indiquant que ce dernier est en panne. Étrange, ce matin encore l’appareil était en parfait état de marche. À coup sûr c’est encore la faute de monsieur Lemaigre, l’obèse du troisième. Bref, il a sept étages à monter, ce n’est pas grave, ç’aurait pu être pire. Il aurait très bien pu être livreur et avoir à porter un colis très encombrant.
Il entame la montée. Ses chaussures couinent à chacun de ses pas, il a l’impression d’avoir des éponges à la place des chaussettes. Ses orteils sont gelés, c’est très désagréable.
Il a un flash : il était très en retard ce matin, il est parti précipitamment, a-t-il bien tourné le verrou ?
Il obtient très vite la réponse à son interrogation quand il constate que sa porte d’entrée est entrebâillée. Mais il ne panique pas, il pense juste que sa belle était en avance et s’est réfugiée dans son appartement bien chauffé. Il sourit béatement, ajuste son nœud de cravate, racle sa gorge, s’essuie les pieds sur le paillasson puis entre à son tour.
Une douce odeur de parfum de femme l’émoustille.
Il entend du bruit dans sa chambre à coucher. Chouette ! Chouette ! Chouette ! Tout se déroule à merveille ! Elle lui a finalement pardonné son tout petit écart de conduite !
Exalté, notre « Apollon du pauvre » en balance son bouquet de roses par terre puis se précipite, vers la chambre.
Il se prend la scène en pleine poire, tel un uppercut de boxeur poids lourd.
Un inconnu en caleçon se trouve sur son lit ! Il est penché, hilare, au-dessus de sa bienaimée, Lucie, dont il reconnait la chevelure soyeuse.
L’homme se tourne vers Régis, confus, et commence à bafouiller quelques mots.
Mais le démon de la jalousie fait des siennes et place ses mains sur les oreilles de notre infortuné amoureux. Le doute, puis la jalousie, quel est le prochain relayeur ? La colère bien sûr !
Bien entendu, c’est à cet instant de l’histoire que l’on comprend que l’inconnu en question se trouve être Louis. En revanche, ce que l’on doit savoir, c’est que quelques secondes avant que le poing de Régis ne vienne lui heurter la mâchoire, secondes qui semblent une éternité, Louis a le temps de se repasser le fil des évènements qui ont amené cette situation burlesque, enfin, si on peut dire.
Faisons encore l’effort de revenir quelques minutes en arrière, sans bougonner. Ce minuscule rembobinage de la bande du temps est nécessaire afin de décrypter l’imbroglio né d’une succession d’évènements défavorables.
Louis, employé de la société LOVE SELLER, littéralement vendeur d’amour, devait livrer la toute dernière conception de l’entreprise à un client fortuné. Pour éviter les ennuis, le client en question avait demandé à ce que la marchandise soit livrée, non pas dans son luxueux duplex du centre-ville, mais à un de ses appartements de banlieue.
Ce jour-là, il semble que le sort se soit acharné contre notre malheureux Louis. La livraison ne s’est pas passée comme elle aurait dû.
En effet, le livreur s’est retrouvé en caleçon dans une chambre à coucher…qui n’était pas la bonne !
Au téléphone l’opératrice lui avait annoncé que l’adresse se trouvait au 37F rue des lilas et non pas au 35S. À travers un combiné, du fait de leur similitude sonore, il est courant de confondre les chiffres sept et cinq et les lettres F et S. Louis l’a appris à ses dépens.
Le client s’est plaint de ne pas avoir été livré dans les temps et a manifesté son mécontentement auprès de la hot line de LOVE SELLER. Celle-ci a alors rappelé Louis sur son portable et l’échange a été quelque peu houleux. Ayant compris sa méprise, notre livreur a donc voulu récupérer la marchandise afin de la déposer dans le bon appartement situé dans la même rue.
Le produit en question est une love doll. Véritable poupée pour adulte conçue pour ressembler le plus possible à une femme.
Pour y parvenir, les caractéristiques techniques du « produit » sont saisissantes :
De véritables cheveux féminins sont greffés sur le crâne en silicone.
Les ongles et le reste de la pilosité sont proches de la réalité, tant et si bien que l’on pourrait vraiment croire que c’est bel et bien une femme qui est allongée dans le lit et non pas une simple poupée en silicone, grandeur nature.
La procédure de « mise en place » de la love doll est toujours la même : dans un premier temps, le client laisse la clé de sa demeure à l’entreprise. Dans un second temps, le livreur se rend dans le lieu et installe la poupée « prête à l’emploi » dans une pièce, en général la chambre à coucher. Bien entendu, il arrive que certains clients réclament une mise en scène particulière : l’étalage de pétales de rose dans le nid d’amour ou bien une lumière tamisée propice aux ébats…virtuels.
Mais Louis s’est trompé d’appartement ! Malgré son courroux et dans sa grande mansuétude le client lui a tout de même accordé 20 minutes supplémentaires pour venir lui livrer sa love doll.
C’est à cet instant qu’il s’est retrouvé en caleçon (rappelons-nous que ses vêtements, particulièrement humides, séchaient encore dans la salle de bain), à califourchon, sur un lit.
C’est à cet instant qu’il s’est penché au-dessus de la poupée en silicone, en s’amusant du comique de la situation. Il n’avait plus qu’à l’extraire des draps puis la remettre dans son emballage avant de foutre le camp au plus vite.
C’est à cet instant qu’un type à la dégaine étrange est entré dans la pièce. Il a supposé que c’était le propriétaire des lieux.
Mais, quand il a voulu s’expliquer, il était déjà trop tard, le gringalet s’était déjà jeté sur lui.
Loin de tout ce bazar, la jolie Lucie grimpe une à une les marches menant à l’appartement de Régis, son ex. L’ascenseur est en panne, surement à cause de monsieur Lemaigre, l’obèse du troisième qui est incapable de prendre les escaliers.
Ses copines l’ont déjà traitée de cruche, tant elles ne comprenaient pas qu’elle puisse accorder une seconde chance à ce moins que rien.
Mais Lucie est ainsi faite, et puis la persévérance du jeune homme avait eu raison de sa rancœur. Certes, son dernier acte avait été le pire de tous. Lui faire ça, à elle ! Avec sa propre sœur en plus !
Ce dernier détail l’agace et ses jambes, sous l’effet de la colère, tremblotent à chaque pas. Elle a confiance, elle ne cesse de se répéter qu’il a changé. Elle ne lui a connu aucune autre aventure durant la période où ils sont restés en froid et il semblait sincère dans ses déclarations.
Bon passent le bouquet de chrysanthèmes et toutes les autres maladresses de Régis, ça l’avait même plutôt amusée. Elle sourit en y repensant, finalement tout ça fait son charme.
Lucie est maintenant devant la porte, elle soupire un grand coup en fermant les yeux.
Tiens ? La porte est entrebâillée, il y a du bruit à l’intérieur de l’appartement.
Elle aurait pris la poudre d’escampette, songeant à un cambriolage, si elle n’avait pas reconnu la voix de Régis.
Il n’est pas seul il y a quelqu’un d’autre avec lui. Une voix inconnue, fluette impossible de dire s’il s’agit d’un homme ou d’une femme.
Déterminée, Lucie pénètre les lieux puis se dirige promptement vers la source des éclats de voix : la chambre à coucher.
Le spectacle s’offrant à elle la laisse sans voix :
Dans le lit, un homme en caleçon est couché sur Régis, lui-même allongé sur une femme en nuisette. Les draps sont sens dessus dessous et la moiteur de la pièce ne laisse aucune place au doute ! Tout ce petit monde s’est bien amusé !
Elle fusille Régis du regard. Son ex, chemise ouverte, pantalon à moitié baissé, cravate sur la tête, en sueur et haletant, se rend enfin compte de sa présence. Il assène un violent coup de coude à l’inconnu qui tombe telle une masse sur le sol, avant de se relever promptement.
« Lucie ? Mais tu…tu…es là ? » bafouille maladroitement celui dont l’espérance de vie vient de connaître une chute brutale.
Louis observe la nouvelle venue, puis son agresseur, puis la love doll allongée sur le dos, yeux mi-clos, contemplant le plafond.
Le livreur a tout de même l’esprit vif, il se rend vite compte que la situation est des plus dramatique pour chacun des protagonistes de ce film tragicomique.
Il voit les veines se former sur les tempes de Lucie, il voit son visage s’empourprer tandis que de l’écume se forme à la commissure de ses lèvres, il lit la fureur dans ses yeux.
Là, tout ce qu’il trouve de bon à dire pour tenter de désamorcer la bombe humaine qui s’apprête à exploser c’est :
« Ce n’est pas du tout ce que vous croyez ! »
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